Gillette

A la cafétéria de l’usine C… quelques ouvriers viennent prendre qui un café , qui un crème , un autre du thé. Dans le brouillard des réveils difficiles du matin causé par le travail posté (matin, après-midi, nuit)chacun essaie de faire passer ces premières heures du jour,(pourtant il fait encore nuit), comme il peut. Le bruit de l’usine, le travail répétitif , l’attention de tous les instants requis par des opérations minutieuses et précises sur les machines porte une tension et un énervement usant à la longue. Ainsi tous les matins chacun rêve d’une vie ou l’on pourrait dormir à loisir et se réveiller quand bon lui semble. L’abrutissement mental et moral qui affaiblit beaucoup de personnes soumises à ce régime les conduit à ne rêver que de gagner au Loto ou au courses de chevaux et beaucoup d’entre eux misent des sommes conséquentes dans ces jeux, seule solution trouvée (qui leur est proposée plutot..) pour, peut-être un jour, se sortir d’une situation qui ne leur convient guère. Situation bien connue des hommes politiques qui profitent de cet état de fait pour multiplier ces types de jeux (loto, keno, jeux à gratter, jeux à espérer, jeux pour désespérés, jeux à retarder le suicide….) dont le seul gagnant est l’État. (Dans quel État j’erre…1 )

Nagala Reni, lui, ne joue pas: tout cela est trop complexe pour lui. Il ne comprend pas le langage marketing employé pour vendre l’espoir au désespéré. Pour lui l’espoir qu’il nourrit quotidiennement est : pourvu que le baril de bière pression chez Micala ne soit pas vide, et chaque franc économisé à ne pas jouer est autant de gagné pour essayer d’en voir le fond, du baril, et pas de toucher le fond.

Ceci posé le problème reste entier: comment faire pour se réveiller quand bon lui semble?

Ce jour 5h 30 du matin.

Ayant terminé le réglage du chargement automatique sur la rectifieuse Bryant du diamètre intérieur des rotules de transmission pour véhicule CX et ayant averti Camille de surveiller les opérations de rectification, je me dirigeais vers la cafeteria en prenant l’allée centrale de l’atelier d’usinage. Bonjour à gauche, salut à droite, signe de la main à celui ou celle qui est plus loin . Au loin au fond de l’allée, la cafétéria: elle se détache par son éclairage et les couleurs vives de son décor, qui font un contraste saisissant avec la lumière des néons et la peinture uniformément gris bleu de l’immense atelier . Les portes et la façade de verre ,quotidiennement astiqués par des femmes de ménage zélées, les couleurs franches, (orange des sièges , rouges des grandes poignées de portes, blanc souligné de vert des murs , boutons clignotants des machines à café automatiques) donnent un air de boite de nuit à cet endroit couru autant que faire se peut par la gent ouvrière de C… On peut peu mais peu est moins que rien. « Pfeuh!? » dirait Nagala. Je pousse la porte transparente d’une main ferme (elle est équipée d’un groom automatique) et entre dans la cafet’. Je constate que les copies en plastique des plantes vertes dans les jardinières ont encore poussé: la femme de ménage a la main gantée de vert.J’introduis une pièce de cinq francs dans le distributeur de jetons et le bruit de crécelle des jetons qui tombent font apparaitre comme par enchantement Nagala Reni qui avec un son mat, s’écrase la figure contre la porte transparente de la cafétéria:

-Nunta nunta nunta tia! » hurle-t-il « Ces bonnes femmes… Elles astiquent tellement que je ne voit plus les portes.

La voix de Nagala m’arrive assourdie aux oreilles: les portes en verre, non seulement sont solides mais en plus elles sont prévues pour isoler la cafeteria du bruit de l’atelier.

« La cuite de la veille n’est pas encore passée » pensai-je pensivement, pensif . Nagala, après s’être remis du coup, ouvre la porte et entre dans la cafétéria.

Et là ,est-ce à cause du travail en équipe? ou d’une fatigue non ressentie,et qui brusquement resurgit, mais pendant un moment qui me parut fort long j’ai eu l’impression que mon entendement vacillait, est-ce l’heure matinale qui me fait douter de la réalité ou plutôt la raison qui me dictait que je dormais encore et que cette scène est improbable: le visage de Nagala etait complètement balafré avec des saignements, par endroits il avait des poils de barbe apparents et d’autres rasés de près …de trop près, son nez commençait à gonfler et ses yeux pleuraient sous le choc contre la porte . Mais ce qui mettait en péril ma raison c’est que je n’avais pas entendu le bruit de verre brisé qui aurait pu provoquer ces balafres, et j’étais là comme quelqu’un qui cherche à respirer un bol d’air et qui ne le trouve pas…je…je…j’hallucine..

-Salut Tooony.

« …… »

-HO! SALUT TOONY: tu n’entends pas?

-Ha! Salut Nagala, excuse-moi , je rêvais…

Pour me donner une contenance tout en cherchant mentalement le chainon manquant , je récupère les jetons dans le distributeur et je me dirige vers la machine à café.

-Ch’te paye un jus ? Nagala? » dis-je

-Si tu veux. Est-ce que ça va? je te trouve bizarre , un peu blanc.. dit-il.

Sa réflexion ne me rassure guère sur mon état, et des deux, c’est lui qui était l’accidenté et moi le témoin de l’accident donc à priori la personne valide:

-Je dois avoir sommeil… mais dis-moi le coup contre la porte ne t’as pas fait trop mal?

-Un peu le nez ,mais ça va.

-Mais tu saigne: tu t’es coupé avec… avec… le verre?

Il me regarde , il regarde la porte , il me regarde :

-Tu est sur que ça va? je n’ai tout de même pas cassé cette porte avec mon nez, j’ai fait ça en me rasant..

Cette dernière phrase me déstabilise complètement : il a fait ça en se rasant .Je regarde l’heure et il n’est pas loin de six heures moins le quart. Le bus de ramassage que prend Nagala doit passer au plus tard à quatre heure du matin , donc en admettant que Nagala soit très rapide il devait se raser aux alentours de quatre heures moins vingt, ce qui fait que de cinq heure du mat, au moment de commencer le boulot, à quatre heure , cela donne une heure, de cinq heure à six heure moins le quart ,cela donne trois quart d’heure ,de quatre heure à quatre heure moins vingt cela donne vingt minutes si j’additionne une heure plus trois quart d’heure cela fait une heure trois quart plus vingt minutes….Merde , comment on additionne les heures et les minutes? Sa marche par soixante si je me souvient bien…
Bon sang! que se passe-t-il ce matin…Je suis en plein délire…

Je jette un soupir:

-Depuis que tu t’es rasé tu saigne, et ce rasage ressemble à celui que peut te faire une moissonneuse- batteuse mais, cela dit, ça fait un moment que tu t’es levé….

Nagala devinant mon interrogation:

-Mais non ,mais non, je viens de me raser…
-Ou ça?
-Au vestiaire.
« ? »
-Moi, je suis malin ( affirme-t-il):  Je mets mon réveil à quatre heure moins dix , je saute dans mon bleu de travail, je cours à l’arrêt de bus, je monte dans le bus et je dors jusqu’à notre arrivée à l’usine vers les cinq heures moins dix, là je traine un peu au vestiaire pour attendre que tout le monde soit sorti , je me lave la figure et je me rase. Comme cela je gagne au moins une demi heure de sommeil par jours en équipe du matin.

J’insère un jeton dans la machine à café :  » sers -toi » .

Il appuie sur le bouton [Café noir long avec sucre]. Le petit bruit de la pompe à pression de la machine meuble le silence. Une demi heure par jour que je multiplie par les cinq jours de la semaine…Cinq demi heures, pour avoir les heures il faut diviser par deux le nombre de jours: cela fait deux heures et demi . Merde… il reste un demi , ouais c’est ça une demie heure que je mets de coté , Sur cinquante deux semaines par an , la moitié est du matin ,donc cinquante deux divisé par deux égale… égale euh..vingt six. Vingt six semaines multiplié par les deux heures de gagnées égale… égale euh …cinquante deux heures, plus,… plus quai de nouveau? Ha oui: la demi heure. Donc nous disions qu’il y a vingt six semaines du matin et comme sur chaque semaine je ne rajoute qu’une demi heure…

L’ afficheur barographe de la machine à café indique : Retirez votre gobelet

-Merci pour le café » dit Nagala.
-Merci pour votre confiance » répond la machine.

J’insère un autre jeton et j’appuie sur le bouton [Café crème avec sucre].

-Dis moi : comment as-tu fait pour te taillader de la sorte? »
-C’est à cause des Chillettes Pleues »
-Gillettes Bleues? »
-Mais oui, il y a les Chillettes Pleues et les Chillettes Jaunes : Les Chilletes Jaunes elles coupent mais ça ne coupe pas et les Chillettes Pleues elles coupent mais elles coupent et comme au magasin il n’y avait plus de Chillettes Jaunes , j’ai du me rabattre sur les Pleues et voilà le travail, Cotferklemi !

Je récupère mon café crème .

-Bon, bonne journée Nagala « 

Je retourne dans l’allée . Le bruit infernal des machines m’envahit . Je me dirige à nouveau vers l’atelier de rectification des rotules et je regarde l’heure: il est presque six heures du matin. Je disais donc qu’il y a vingt six semaines en équipe du matin et comme sur chaque semaine je ne rajoute qu’une demi heure, en divisant par deux le nombre de semaine d’ équipe du matin….

Antoine Vileno

1 Citation de Raymond Que…Schtroeker (Non, pas Queneau, péquenot que je suis)

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