La rotule par Antoine Vileno
Un matin à quatre heure trente
Dans l’état cafardeux du réveil trop matinal j’entre dans ma voiture de rallye (une 128 Rallye) et je tourne la clé de contact. Démarrage. L’échappement, ronronnant, m’invite à passer la première : je démarre. Calmement. Les rues de mon quartier sont relativement étroites et pour en sortir je suis prudent. Les multiples croisements à angle droit laissent très peu de visibilité et la priorité est à droite. A l’intersection de chacun d’eux j’avance au pas pour vérifier le passage. Le premier : OK, il n’y a personne, je passe. Le deuxième, idem, je passe. Le troisième, je regarde à droite : personne. J’avance lentement et un ouragan s’abat sur moi. Dans un bruit de tôles froissées, je suis projeté presque à l’horizontale, la tête cogne contre le montant de la porte, ma voiture se retrouve bloquée avec les roues contre le trottoir côté opposé de la route et dans le silence après le choc je me retrouve assis sur le siège du passager, porte droite ouverte. Me remettant un peu j’observe incrédule un bout de calandre froissée d’une GS contre le siège conducteur de ma voiture. Je sors du véhicule le contourne et je me dirige vers les passagers de la GS qui a percuté ma 128 Rallye. De l’intérieur, la passagère affolée me hurle qu’ils n’ont pas le temps maintenant de faire un constat parce qu’ils vont arriver en retard à leur travail et que ce n’est pas grave et Bla. Et Bla. Et Bla…J’essaye d’ouvrir une de leur porte : bloquée, ils sont enfermés. Des ouvriers de la laiterie voisine ayant entendus le fracas sont sortis sur le trottoir, je leur demande de me chercher un pied de biche et de téléphoner à la gendarmerie et au dépanneur…Un ouvrier m’apportant avec célérité l’outil ci-dessus cité, je libère la passagère qui ressuscitée me dit : « On n’a pas le temps de Bla…Bla….Bla…
Papiers des véhicules, constat d’accident : Nom : Vileno, Prénom : Tony, date de naissance……
Plus de voiture.
Pour un bout de temps. Il faudra que j’aille à pied au boulot. Deux kilomètres et demi aller, deux kilomètres et demi au retour. Au mois de novembre, tôt le matin. C’est galère mon Frère.
Le lendemain à quatre heures
Le gout du dentifrice associé à celui du p’tit déj dans la bouche, j’ouvre la porte de sortie du couloir. La température très fraîche et le léger brouillard me happent. Je descends les trois marches, tire par deux fois la porte dont la serrure défectueuse crisse et je me retrouve sur le trottoir : silence ouaté d’un matin de novembre. Je me dirige à bonne allure vers mon lieu de travail en faisant bien attention de couper au plus court : traverser la route en diagonale, couper les virages en passant par les points de corde. (Sur terre le chemin le plus court est la ligne droite, ailleurs on me dit que non, mais mois, je ne sais pas.) Le bruit de mes bottines sur le goudron cadence le temps qui reste à mes concitoyens pour dormir. Tac ? Tac ! Tac ? Tac ! Tac ? …..
J’arrive à la Place Franklin, les réverbères enveloppés dans un halo de brouillard gris orangé tombent de sommeil. Je n’entends plus le bruit de mes pas, mais curieusement le claudiquement chaloupé d’une paire de galoches, au cuir durci, par manque de cirage, parvient à mes oreilles. Quelques instants plus tard apparaît la silhouette grise d’un clochard, le litre six étoiles à la main et qui murmure en chantonnant :
Ech peni met mini Micala ksé
ein zwei suffa
Mer senn doch olli fersoffana ksé
ein zwei suffa…
Brusquement, il me voit et de surprise s’arrête : j’ai dû lui faire peur. L’espace d’un instant d’hésitation et ayant constaté que je n’avais aucune intention belliqueuse, (Je n’ai pas sorti l’opinel de ma poche) il s’approche et me demande avec une haleine à donner une cuite historique aux mouches, si je n’ai pas deux francs et vingt-cinq centimes. Je lui demande pourquoi deux francs et vingt-cinq centimes. Il me répond que c’est pour se racheter un litre six étoiles chez Micala. Donc il fréquente le bar « Chez Micala ». Je lui demande s’il connaît Reni. Il me répond par l’affirmative et qu’il l’a vu hier soir et qu’il lui trouvait une sale tête, pas rasé et fatigué. Il ne doit plus avoir de Chillettes Jaunes pensai-je. Je lui mets trois francs dans la pogne, et je le salue. Il me salue et recommence à chantonner :
Mini mini moma hot a boum boum gschtond
A boum boum gschtand, A boum boum gschtond…..
Je reprends ma route vers le boulevard Roosevelt et je passe devant la « Friterie Alsacienne ». Une faible lumière sort de la lucarne arrière de la cabine algeco: il est déjà au turf le mirliton. Ayant certainement entendu mes pas il regarde par la petite fenêtre. Les yeux injectés de sang, le bouc bien peigné, les cheveux tirés vers l’arrière, ses oreilles bien décollées mettent en valeur son nez aquilin. Ses joues creusées et ses pommettes saillantes ne font pas deviner qu’il travaille dans l’alimentation. Soupçonneux et inquiétant il me regarde passer : Tac ? Tac ! Tac ? Tac ! Tac ? ….. Tiens, je remarque de nouveau le bruit de mes bottines auquel s’ajoute le souffle de ma respiration.Un léger vent se glisse sur ma nuque et de surprise je me retourne : rien, la place est vide et je me gratte nerveusement la joue avec la barbe naissante. La rue x qui mène de la place Franklin au boulevard Roosevelt est particulièrement mal éclairée, la seule chose réellement visible est le bout de la rue illuminée par les lampadaires du boulevard Roosevelt. Je peux encore choisir de prendre une autre route peut être mieux éclairée. La rue y va jusqu’à l’avenue du président Kennedy, mais n’est guère mieux éclairées et au niveau du numéro soixante-six un renfoncement sombre d’une largeur d’environ un mètre sert parfois de cache à certains junkies qui n’hésiteraient pas à vous agresser pour un franc. De jour j’ai pu y observer des vieilles seringues et autres canettes vides. Par contre je pourrais m’aventurer jusqu’au numéro six de la rue x et là tourner rapidement à gauche et passer devant l’hôpital du Dia …, mais cela me ferait rallonger le chemin et de toute façon quai que je fasse, il faudra que je passe devant le monument aux morts du Boulevard Roosevelt……Brusquement je me retrouve longeant la tour du Diable et débouchant rue Gay Lussac. Tout ce quartier est abandonné. La maison qui abritait la boucherie Zebrniwski est quasiment écroulée : ses affaires ne devaient pas trop tourner. Avec le brouillard c’est Dresde après le bombardement, filmé en noir et blanc, sur l’écran du cinéma Rex, pendant les nouvelles Pathé
Le panneau qui annonce les établissements C.…, éclairé en contre plongée fait ressortir un halo de rouge dans la nuit, J’arrive devant le portillon d’entrée qui devrait être fermé mais qui est entrebâillé, j’hésite à pénétrer dans la cour de l’usine : Orlov, le chien loup de garde est particulièrement agressif. J’appuie sur la sonnette du portier, Personne ne répond. Avec précaution je passe la porte et j’avance dans la cour de l’usine. Où peut se trouver le molosse ? Et que fait le portier ? Étant presque arrivé à l’entrée des vestiaires j’aperçois une rotule par terre. Je me baisse pour la ramasser et je perçois le grondement qui précède l’aboiement puissant d’Orlov le cannibale canidé. J’attrape la rotule et je me précipite sur la porte que j’ouvre et je referme aussi sec.Les pattes de Orlov s’abattent sur la lourde fermée.
-Fertonda Ssoi hund.
En montant l’escalier qui mène au vestiaire je rencontre Jean-Marie :
-Salut Jiem, toi aussi tu es là ? Tu as aussi trouvé une rotule ? C’est bizarre « .
Je vais à mon armoire, j’ouvre le cadenas et je prends mes instruments de toilette. Je me dirige vers le lavabo circulaire. Tous les robinets coulent. Une lumière fluorescente en émane. François est là qui se lave les mains. Il est d’une pâleur spectrale. Ses mains scintillent sous l’eau du robinet. Je lui dis « Bonjour ». Il ne me répond pas. Je sors le savon à barbe le blaireau et le rasoir. Dans la glace je n’aperçois que vaguement mon ombre. Mais de toute façon il faut que je me rase. Je fais mousser le savon à barbe sur mes joues et je prends le rasoir. Bon, voilà une première coupure. Le crissement de la lame sur mes poils n’est guère rassurant : ferklèmi noch a mol, je me coupe une deuxième fois, ces p.… de Chillettes bleues ne valent rien, elles coupent autant la peau que les poils. Les angles de coupe doivent avoir été loupés dans leurs études à la noix.De toute façon je n’en rachèterai plus : ou c’est des Chaunes ou je ne me raserai plus. Les saignements commencent curieusement à se faire voir dans la glace, avec cette lumière fluo le rouge apparaît en vert. La lumière en contre plongée met les coulées de sang en relief et je suis à l’image de Ctuhlluh: dieu nauséabond et funeste rencontré par H.P. Lovecraft. Coup d’eau scintillante, coup de serviette pour m’essuyer mais le scintillement reste collé sur mon visage et le sang vert ne part pas complètement. Tant pis, il faut que je descende à l’atelier sinon je serai en retard. Les lumières ne sont pas allumées dans l’atelier et l’éclairage de secours sur batteries luit faiblement Le bruit strident des rectifieuses inter de la rotulerie me parvient. Tout le reste est silencieux : aucune autre machine ne tourne. L’odeur forte et peu ragoûtante du lubrifiant mêlé à la sciure me parvient aux narines. J’avance dans un des couloirs et sous mes chaussures de sécurité je sens de temps en temps le craquement caractéristique des copeaux d’acier disséminés sur le sol et qui proviennent des tours automatiques aux carters de protection mal ajustés, parmi eux avec une fréquence de plus en plus élevée se trouvent des rotules qui n’ont rien à faire sur le sol. Je vais avoir du boulot aujourd’hui pour ramasser tout ça. Pourtant plus j’avance dans le couloir moins je suis capable de voir où je mets les pieds. Je m’arrête un moment.Je ne sais pas où on allume les lumières. Une idée me vient : je sors de ma poche ma mascotte, je l’appelle Top. C’est une taupe de bonne taille à laquelle j’ai mis un collier et une laisse. Elle me sert de guide la nuit, ou lorsque je suis trop noir pour retrouver mon chemin tout seul. C’est mon ange gardien, mon taupe modèle. Elle a eu tendance à grossir un peu ces derniers temps : il va falloir que je surveille sa ligne. Je la pose à terre et elle commence à tirer sur sa laisse : ce qui l’attire c’est le casse-croûte au lard fumé de celui qui travaille à la rotulerie, la seule ligne de production qui fait du bruit aujourd’hui. Mais au fur et à mesure que l’on avance Top et moi, le sol devient de plus en plus couvert de ces maudites rotules jusqu’à devenir une pente de plus en plus difficile à grimper : les rotules roulent sous nos pieds et je commence à fatiguer. Une petite halte nous fera du bien et je décide de m’asseoir, mais que dira Bip Bip, mon chef, si jamais il me voit assis ? Et dans quelle allée de l’usine sommes-nous ? Je secoue Top pour reprendre le chemin. Dans un des embranchements, je crois reconnaître l’atelier de dégauchissage des cages à billes, mais plus nous avançons et plus la couche de rotules est épaisse. Elles s’insèrent partout, c’est une mer de rotules qui a englouti toutes les lignes d’usinage et comme dans un naufrage des câbles d’alimentation électriques, pneumatiques, des mâts flottent à la surface de cette houle de rotules. Alors que nous soufflons et suons comme des bêtes, angoissés et perdus sur ces flots d’acier, une voix aux inflexions terribles nous parvient : « Ce Nagala je vais lui donner du boulot, il usera tous ses balais et pelles, tous ses ongles et il n’aura plus que ses narines pour ramasser tout cela ». Malgré la terreur causée par les vibrations telluriques de ces paroles je suis comme hypnotisé et je me dirige le ventre serré vers la bouche qui a proféré ces menaces. Arrivé sur un monticule de rotules, j’aperçois Kubler. Vision d’apocalypse. Dans une lumière rouge et noire, Il est là au milieu des machines qu’il fait fonctionner à des cadences inouïes. Le rythme est tel que les transporteurs de ces pièces vomissent les rotules qui sont projetées en tous sens et engloutissent toute l’usine. Son visage a une expression terrifiante, les yeux écarquillés, injectés de sang, le rictus démentiel de sa bouche déforme son visage, il est nu et ses jambes couvertes de poils reposent sur des sabots. Il se tourne vers moi et mon cœur se glace.
-Tony ? Tony, réveille-toi.
-Ouais….
-Tony réveille-toi : il est trois heures de l’après-midi.
-Ouais…
-J’ai lu ce que tu as écrit cette nuit et curieusement, à part Nagala ,tous les personnages de ton histoire sont déjà décédés.
– Non, je ne crois pas, je ne connais pas le poivrot de la place Franklin…
– Tiens regarde le journal d’aujourd’hui rubrique Faits Divers » Une personne sans domicile fixe a été trouvée ce matin rue y, morte suite à une blessure causée par un objet contondant. La police pense à une rixe entre individus prises d’alcool, car on a retrouvé deux bouteilles de vin (litres six étoiles) non loin du corps. Une enquète est ouverte par… »-Diable ! Dis-je

Ecolier, Apprenti, Bac-6, Ouvrier, Régleur, Mécano pro, Petit Chef, Grand Chef, Petit Novelliste, Petit Photographe, Petit Bricoleur au grand désespoir de mon entourage…etc. Vous comprendrez que j’ai fait au minimum HEC (Hautes études communales…).
Et je cite entre autres : Créateur et Administrateur de ce site.