En hommage à IKEA
…et en hommage à mon cher et honorable collègue traîne-patin !
Vous avez sans doute remarqué que l’après-midi, disons entre deux heures et quatre heures, les grandes surfaces et entrepôts de vente sont fréquentés par un nombre important de solitaires. Les enfants sont à l’école, ceux qui ont un travail sont à leur travail, pour les autres, c’est du temps presque libre, employé à des utilités sans nécessité. En somme, il n’est pas exploité à titre personnel, ce sont des courses mais avec quelque chose de plus : la recherche de l’occasion. Aussi le temps semble s’écouler lentement, il faut laisser à l’occasion le temps de se présenter, les chalands ont une déambulation qui n’a rien à voir avec les bourrages frénétiques des heures de pointe.
Pour un peu on se croirait en vacances, en deux mots, la circulation est alanguie. Et c’est ce que mettent à profit, ou tout au moins le tentent, les traîne-patins. Vous savez mesdames, ces hommes qui vous adressent la parole pour vous demander n’importe quoi sur un produit en feignant l’embarras le plus profond ou qui, plus directs, font un commentaire sur ce que vous êtes en train de toucher, voire de mettre dans votre caddy, « il y en a du meilleur » … ou « vous croyez vraiment que c’est ce que vous cherchez ? » Le plus souvent le côté négligé de votre interlocuteur, son sourire un peu trop forcé pour l’endroit, vous permettent d’esquiver, vous l’avez vu venir à temps ce désœuvré, ça vous savez faire, vous avez fait une formation dans le métro parisien et vous savez choisir la porte qui s’ouvrira sur un petit entassement honnête de préférence à celle où vous soupçonnez, alors que la rame n’est pas encore immobilisée, le regard insistant et même pas plaisant, la probabilité d’un souffle dirigé vers votre cou, l’éventualité, si la densité le permet, d’une main fureteuse, voire pire, d’un bassin pressant.
Vous avez donc perçu le faux-fuyant mal dissimulé, c’est là que l’on reconnaît les personnes charitables qui trouvent néanmoins la possibilité d’une répartie gentille à charge pour l’autre de savoir s’en contenter, ce qui n’est pas si commun. Ceci étant il ne servirait à rien de déplorer le faux fuyant au nom d’un je ne sais quel savoir sur la bonne manière de s’adresser à l’autre. Les intéressés vous diront que s’ils en font le minimum, c’est pas parce qu’ils sont limités, mais parce qu’ils veulent adresser un message fort, déchiffrable et ne pas se lancer dans une parlotte inextricable.
Bien sûr il ne sera pas question de ces situations où vous vous dites « tiens cet homme me plaît, voyons un peu » et à quelques phrases de là vous apprenez qu’il habite seul au-dessus du magasin, qu’il a reçu de tel pays telle chose qui est un délice, que « si vous voulez goûter », « et bien oui, pourquoi pas, j’ai justement une petite heure avant d’aller récupérer mes gosses à l’école ». Ça c’est ce à quoi il rêve, tout en sachant qu’il rêve mais sans pouvoir s’en empêcher, parce que, sinon, il ne serait pas là pour donner de la consistance à sa rêverie.
Toutefois la précision de la démarche peut venir au secours du manque d’occurrences. Par exemple, notre rêveur fera une typologie sommaire des lieux, comme si ici ça avait plus de chances de se passer que là, à quoi cela tient-il ? Il vous racontera une scène où il a échangé un long regard avec une femme, regard qui lui semblait plein de virtualités dans l’instant mais la scène a basculé autrement, un flash d’infos dans les hauts parleurs où il n’était pas forcément question de Jean Paul II, une chanson, une silhouette qui s’interpose, etc., et la scène s’efface. Après il reviendra sur scène, au sens théâtral, « à un autre rayon, ça aurait pu marcher, mais vous pensez aux produits d’entretien, il y avait quand même peu de chances. »
Alors là ça devient intéressant.
– Parce que vous croyez qu’ailleurs ça se serait mieux passé ?
– C’est évident, tenez le rayon des produits froids, pas les surgelés, ça c’est une autre histoire, non, vous savez, les plats cuisinés, les trucs qu’il faut garder à 3°, un rayon propre à côté des beurres-fromages, une jolie lumière comme à l’intérieur d’un frigo, des emballages de couleur claire, des notices à déchiffrer, là, je vous assure qu’il faut tenter, ça peut marcher. »
– Vous disiez, les surgelés ?
– Ouais, vous pensez que c’est parce que c’est froid, et bien non, c’est la disposition qui ne s’y prête pas, mais si vous allez là où il n’y a que ça, tenez chez Picard, par exemple, et bien malgré tout, il y a des possibilités, le problème aux surgelés c’est qu’il faut être plus rapide, si vous n’avez pas la pêche, autant aller chez Tati.
– En somme, vous dites qu’il y a des magasins qui sont de meilleurs lieux de rencontre que d’autres ?
– Ben, par exemple, vous avez ceux qui ont des fenêtres, il entre un peu de lumière du jour, j’ai remarqué que les gens y étaient plus tranquilles, les autres ont parfois un côté caverne mal éclairée, si une femme a déjà peur comment voulez-vous l’aborder sans lui faire peur ? Ou alors il faut être fort et retourner la situation. Tenez, à propos du jour, dans un bistrot près des Grands Magasins, au moment de Noël, un père-Noël et son collègue photographe prennent un pot, je discute avec eux et ils me disent que le trottoir c’est très bon pour s’occuper des mères, ‘on peut faire un max’. J’veux bien qu’ils se vantent mais, en tous cas, ils en avaient la conviction. Bon, une fois que vous avez dit ça, tous les magasins peuvent avoir de bons coins si vous avez l’œil, et vous pouvez faire des mauvais plans dans les meilleurs.
– ? ? ? ? ? ?
Prenez IKEA, celui qui est au sud de Paris, les meubles, c’est bon pour le rêve bien sûr, c’est quand même pas au rayon des lits que je vais parler à une femme, d’abord elles y vont rarement seules, et puis c’est tellement gros qu’il faut être très bon. Le rayon cuisine, c’est pas bon non plus, c’est de la pièce détachée, des mesures à prendre, l’angoisse quoi ! Du travail pour l’homme en poste et encore s’il veut bien le faire ou bien c’est lui qui en a envie et elle se demande ce que ça va donner, il n’y a pas beaucoup de place pour brancher une dérivation.
Les sièges … oui, j’ai bien essayé le coup du canapé, mais c’est encore trop près du lit, mais je me souviens avoir eu une bonne vibe sur le thème, je dis à une femme – ‘ les canapés, pour les essayer il faut être au moins deux, sans ça on se rend pas compte, si après on va pas tout le temps tomber l’un sur l’autre !’ – et j’ajoute, comme ça, juste pour le sport, -‘et à trois, c’est encore mieux » – elle, – ‘ça tombe bien, mon mari arrive’ -.
– Monsieur dit que …
– Un rayon à éviter, mais à fuir : les posters : comme toujours quand il y a des problèmes de choix, les couples viennent en assemblée délibérante, rien à faire, le libre-service, pas la peine non plus l’espace n’est pas propice, à la rigueur si vous voulez aider à attraper des colis, faire semblant de vous tromper, recommencer avec le maximum d’embarras, prendre l’objet le plus ridicule, en changer pour un autre encore plus barge, etc., non ce n’est pas encore là.
– Parce que vous avez trouvé ?
– Vous savez on n’est jamais sûr de rien, c’est quand même un travail à risques, mais enfin, il y a un bon coin !
– ah oui ?
Après un temps de respiration :
– La literie, les tissus et même les stores. D’abord quand il y a les enfants, c’est un rayon qui les emmerde, ils sont dans d’autres parties du magasin, ensuite, ça suppose du temps, des gestes, toucher des étoffes, appareiller des couleurs, tripoter de la plume et du duvet, finalement l’oreiller paye plus que le matelas. C’est un peu le magasin des costumes dans un théâtre, on essaye, on répète, on n’est déjà plus soi-même. Le seul inconvénient aux tissus, c’est les vendeuses, vous ne pouvez pas stationner trop longtemps, au bout de trois coups, vous êtes repéré.
Vous savez quand je dis travail à risques, je sais de quoi j’cause. Un jour j’étais à IKEA. Déjà, j’étais de mauvais poil. Une histoire de parking, des gens qui avaient prétendu qu’ils étaient là avant moi, que de toute façon il fallait qu’ils se mettent là (où j’étais) parce qu’ils avaient de gros colis, et parmi eux, un agressif était venu m’intimider à quelques centimètres du visage. Et puis une autre place s’était libérée entre temps, mais en entrant dans le magasin, je trouvais que je n’avais pas été bon.
J’étais pressé, j’avais besoin de deux tréteaux et de réassortir un peu de vaisselle. Ce magasin, vous devez tout vous enfiler pour aller en bas, mais de toute façon, je l’aurais fait, même vite j’aime bien. Au rayon des salles de bain, je remarque une femme qui se regarde dans une glace, le bout des doigts reposant sur le rebord du lavabo, je vois ses cheveux bouger encore souplement, sous l’effet du mouvement de tête qu’elle vient de faire, nos regards se superposent dans la glace peut-être un instant de trop. Et puis cette immobilité cesse, elle se met en mouvement et glisse, c’est le mot qui vient, c’est comme si elle se déplaçait au-dessus du sol, sauf qu’elle a l’air de danser, vers l’autre partie du magasin, celle des livings d’où je viens, qu’à cela ne tienne, je la suis. Devant les commodes, elle s’arrête, revient sur ses pas comme pour gagner un point de vue d’où elle les verrait toutes et repart en avant, en les effleurant des doigts. En face d’un miroir, elle se retourne, bat des paupières en baissant la tête et reprend son mouvement, je la laisse prendre un peu d’avance pour ne pas me trouver en même temps qu’elle dans le couloir étroit qui sépare les deux parties du magasin, et nous voilà dans les salons, il y a un peu plus de monde, que des familles. Je regarde une chaise, ‘nouvelle’ dit l’écriteau, je m’assois confortable, sauf que le tissu est à chier, en me retournant je bascule un tout petit enfant qui tient maladroitement sur ses jambes et qui finit par s’asseoir sur le derrière, j’esquisse un geste pour le relever mais sa mère me devance un je ne sais quoi me disait de plus de ne pas toucher cet enfant, je remarque au passage qu’il porte un gros paquet de couches et semble moins ému que a mère. Lui, il remarque que sa mère l’est plus que lui et il s’empresse de rectifier la position en se mettant à pleurer. Je les prie de m’excuser, le père me fixe, les yeux rouges, et grince haineusement, ‘vous, vous ne faites pas attention aux bébés’. Je la boucle encore une fois. L’inconnue a disparu, je la retrouve aux sièges, elle regarde les modèles mais sans ce côté ‘j’essaye en force’ des autres visiteurs, dont on dirait qu’ils sont en train de participer à un jeu télévisé. Elle regarde, mais on dirait qu’elle ne voit pas ce qu’elle regarde. En tout cas, elle sait maintenant que je ne suis pas loin, nos regards se croisent et je crois apercevoir un sourire fugitif sur ses lèvres. Encore quelques passes en surfant au travers des bureaux et cuisines et elle prend la direction de l’escalier sans plus s’arrêter. Je fais la balance des signes positifs et négatifs et j’ai l’impression qu’elle est abordable. Je la rejoins en bas, d’abord les fournitures de table, ce qui me permet de prendre le saladier dont j’avais besoin, je devais avoir l’air ridicule en le portant plaqué sur ma poitrine, comme une sorte de casque trop grand, parce qu’elle a un bref éclat de rire. Elle est vraiment très belle quand elle rit, je souris niaisement : ne pas forcer. On passe les couteaux et les fourchettes sans encombre, puis les casseroles, je ne m’attends pas à ce qu’elle empoigne une queue … – vous riez, mais ça m’est arrivé au BHV, je ne savais pas à quoi m’en tenir, mais après c’était très clair – au linge de toilette, elle chiffonne une serviette entre ses doigts, ah ! ces longs doigts qui se referment et se relâchent lentement. Et maintenant quoi ? Si elle va aux luminaires, j’ai peu de chances, elle s’amuse, un point c’est tout, si elle va au linge de maison, c’est jouable. Elle semble hésiter, regarde un poster « SECRETS VOILES », c’est le titre, là je souffre, elle pivote, plante des yeux noirs interrogateurs dans les miens, se détourne. C’est le linge de maison ! J’en pose mon saladier, je vais avoir besoin de tous mes moyens pour tenter ma chance, une voix me dit qu’elle attend, une autre qu’elle n’attend rien, la première est plus persuasive, la seconde se résigne à se laisser entraîner encore une fois.
Aux tissus, c’est facile, textiles, couleurs, lumières, tout y est, on peut jouer soit le rapprochement disons esthétique, tenir compte de ce qu’elle porte sur elle, soit le rapprochement critique ‘comment peuvent-ils concevoir de tels imprimés, pour une housse de couette de gamin, c’est le cauchemar assuré’, je m’approche et je lui dis ‘voilà une couleur de draps qui va bien à votre …’ et là je me goure, au lieu de dire ‘à votre teint’, je dis ‘à votre peau’, elle semble n’avoir rien entendu, incline la tête sur le côté, repousse ses cheveux en arrière avec le dos de la main et se tourne lentement vers moi.
– ‘Oui ?’
– Je fonds.
‘Je trouve que cette couleur vous irait bien, d’ailleurs ce sont aussi de très bons draps, j’en ai plusieurs paires, frais en été, doux en hiver’, je termine ma phrase comme je pouvais, me disant je vais où comme ça ?
Elle les touche, je tire sur le présentoir pour lui présenter une plus grande surface, nos mains se frôlent, je ne l’avais pas cherché et je ressens presque une brûlure, ça m’affole.
– ‘Oh pardon.’
Et elle retire sa main mais sans précipitation.
– ‘Vous avez une couette ?’ je lui demande (pourquoi je lui demande ?) parce qu’il y a une série où il n’y a que des draps housse et des housses de couettes mais pas de ces immenses draps comme avant dans lesquels on pouvait s’entortiller.
Elle avait une couette.
– ‘Alors je vous conseille ceux-ci, en même temps, je tire le modèle d’exposition et je lui mets dans la main, refermant la mienne sur la sienne. Forcément comme elle avait eu l’air de l’accepter la première fois, j’exploite l’avantage, mais j’ai tiré un peu trop fort et le présentoir s’incline vers nous, elle recule et se trouve plaquée contre moi, c’est trop, elle veut se dégager, perd l’équilibre, je la rattrape par la taille avec mon bras libre, et c’est alors que j’entends une voix rapide et forte :
– ‘Qu’est-ce qu’il y a chérie ?’
Je me sens empoigné par l’autre bras, ce qui me fait pivoter vers la voix, mais je n’en vois pas plus parce que je reçois un coup de boule qui m’éclate le nez, j’entends une autre voix d’homme :
-‘C’est pas possible de laisser ce genre de salaud tripoter les femmes, ils ne respectent rien, on vient faire ses courses en famille et voilà ce qu’on trouve, on dirait qu’ils le font exprès.’ Je reçois un coup de pied dans les couilles qui me fait tomber en avant sur les draps, comme je saigne du nez, j’en fourre partout.
Et puis j’entends une voix avec un accent antillais :
– ‘ mais qu’est-ce qui se passe ici ?’
– ‘et bien voilà, nous ce qu’on fait aux satyres et on n’a pas fini.’
Je bredouille : ‘ce n’est qu’une regrettable méprise, je …’
– ‘Tu parles, espèce de salaud, tu crois qu’on t’a pas vu.’
Et je me prends un coup de pied dans les côtes.
– Mais pourquoi tu dragues pas dans ta fac, à condition de changer de section ?
